ENQUÊTE : LES CRÉATEURS SONT-ILS EN TRAIN DE REMPLACER LES JOURNALISTES ?
Dans l’univers changeant de la communication de marque et du tourisme, un phénomène s’impose : les voyages de presse traditionnels, longtemps réservés aux journalistes professionnels, sont de plus en plus orchestrés autour de créateurs de contenu. Pour le média Brand Zone, qui décrypte l’influence, les créateurs et les marques, il est temps d’analyser ce glissement stratégique, ses logiques, ses enjeux et ses conséquences pour les marques. Pourquoi les marques privilégient-elles les créateurs aux journalistes pour ces opérations ? Qu’est-ce que cela révèle du repositionnement du rôle médiatique des journalistes, de la stratégie des marques, et de l’économie de l’influence ?
LA TRANSITION DES VOYAGES DE PRESSE : DE JOURNALISTES À CRÉATEURS
Les voyages de presse ont historiquement été un levier de relations publiques et médias pour les marques, les offices de tourisme, les destinations : il s’agissait d’inviter des journalistes, de leur faire vivre une expérience, puis de publier un article dans un média institutionnel. Une étude académique consacrée à la « story-creation » des journalistes de voyage le rappelle : « For years, DMOs have worked with travel journalists to promote destinations … DMOs provide journalists with press releases and photos … » Or aujourd’hui, ce modèle est assailli par l’économie des créateurs de contenu.
Une étude de 2019 sur les influenceurs voyages (dans Destination Marketing Association International / secteur tourisme) montre que les marques et offices de tourisme s’appuient de plus en plus sur des « travel influencers » qui produisent du contenu pour leurs propres plateformes, grâce à leur audience, leur capacité à créer du visuel, du récit, de l’engagement.
Dans le même temps, un rapport du Reuters Institute for the Study of Journalism met en évidence que les « news creators / influencers » commencent à rivaliser avec les marques médias traditionnelles en matière d’attention sur les plateformes sociales.
Ainsi, les marques ne se contentent plus de viser la « présence média » via un article dans un journal, mais cherchent une visibilité immédiate, un récit incarné, un retour mesurable. Les voyages de presse deviennent plus souvent des « influence campaigns » qu’une couverture rédactionnelle.
Ce basculement ne signifie pas l’élimination de journalistes, mais un repositionnement stratégique marqué : inflation des créateurs dans les programmes de voyage de presse, transformation de la logique d’invitation, de diffusion, de mesure.
LES MOYENS, LA STRATÉGIE ET LES ENJEUX POUR LES MARQUES
Format et storytelling
Les créateurs disposent de deux atouts majeurs pour les marques lors de voyages : une voix personnelle, un style visuel adapté aux réseaux sociaux, et une capacité à créer du contenu « live, immersif, partageable ». L’étude sur les voyages de tourisme note que les influenceurs réclament plus de flexibilité et moins de structure rigide que les journalistes : « Influencers seek both greater flexibility to visit attractions that align with their niches and more time to produce content while at the destination. » Cela permet aux marques de se positionner dans un récit plus organique, moins institutionnel.
Dispositif média-digital-influence
Le dispositif s’oriente désormais vers : invitation de créateurs, production de contenus (photos, vidéos, stories), publication simultanée sur Instagram, TikTok, YouTube, utilisation de hashtags, lien cliquable, suivi d’engagements, de vues, de trafic. Les marques peuvent mesurer le reach, l’engagement, voir le clic vers site ou offre. Ce dispositif remplace souvent la simple mise à disposition d’un article dans un magazine papier ou web.
Positionnement et efficacité
Pour les marques, faire appel à des créateurs plutôt qu’à des journalistes présente des avantages : toucher des audiences jeunes, plus engagées sur les réseaux sociaux ; bénéficier d’un format davantage « personnalisé » et « visuel » ; obtenir des retours de performance (vues, partage) plus rapidement. En revanche, cela pose des questions : quelle crédibilité, quel contrôle éditorial, quelle transparence sponsorisée ?
Chiffres et données
Si les chiffres précis d’invitations ne sont pas toujours publics, l’étude du Reuters Institute indique un déplacement de l’attention : dans plusieurs pays, les utilisateurs de moins de 35 ans consomment plus d’actualité via des créateurs que via des médias classiques. Cela renforce l’attractivité des créateurs dans les stratégies de marque. Une autre étude récente sur la communication stratégique montre que, bien que les influenceurs soient bien établis, « their rise has not diminished the importance of journalists ». Cela suggère une coexistence, mais une priorisation stratégique des créateurs dans certains dispositifs comme les voyages de presse.
Lecture marché
Ce glissement illustre plusieurs tendances de fond : l’individualisation des relais d’information ; la visualisation accrue des expériences de marque ; la nécessité pour les marques de s’adapter aux formats digitaux natifs ; la mesure immédiate des performances. Il marque un déplacement de la confiance vers des voix perçues comme plus authentiques ou plus proches (créateurs), au détriment de la médiation traditionnelle.
LES RISQUES, LIMITES ET CE QUE LES JOURNALISTES APPORTENT TOUJOURS
Il serait erroné de penser que les journalistes sont obsolètes. Leur rôle reste crucial pour plusieurs raisons : investigation, vérification, crédibilité, rigueur éditoriale. Comme l’analysent les professionnels de la communication : « DIs are now well-established … but their rise has not diminished the importance of journalists in communication strategies. »
Dans le cadre de voyages de presse, plusieurs limites et risques apparaissent pour les marques qui privilégient uniquement les créateurs :
Le contrôle du contenu est moindre : les créateurs demandent plus de liberté, ce qui peut conduire à des récits moins cadrés.
Le lien sponsorisé ou commercial est plus visible et peut réduire la crédibilité du message.
Le storytelling peut devenir davantage promotionnel que journalistique, ce qui peut altérer la perception de légitimité.
Enfin, la mesure de performance est plus facile, mais elle ne remplace pas nécessairement la profondeur éditoriale ou l’impact à long terme.
Pour les journalistes, certains se transforment : ils créent leurs propres plateformes, développent leur personal-brand sur les réseaux sociaux, deviennent des « creator-journalists ». Cela montre que l’écosystème se redéfinit plutôt que de voir un effacement complet des journalistes.
REGARD BRAND ZONE : CE QU’IL FAUT RETENIR
Ce que cette dynamique montre pour les marques et agences :
Les voyages de presse ne sont plus seulement des vacations pour journalistes, ils sont devenus des dispositifs d’influence et de contenu, majoritairement construits autour de créateurs.
Ce changement ne signifie pas que les journalistes disparaissent, mais que leur rôle évolue, et que dans certains dispositifs la marque privilégie la rapidité, l’audience digitale, l’engagement plutôt que l’institution médiatique.
Pour une marque ou une agence comme Agem Agency, il s’agit de calibrer le bon mix : quand faut-il inviter un journaliste pour une expertise, une investigation, une profondeur éditoriale ? Quand faut-il faire appel à des créateurs pour toucher, engager, mesurer ?
Ce phénomène illustre la tendance plus large à la fragmentation des relais d’influence, à la montée des voix individuelles, à l’économie du contenu « direct » plutôt que médiatisé via des canaux institutionnels.
À long terme, la crédibilité, l’éthique et la transparence deviendront des critères différenciants tant pour les créateurs que pour les journalistes, et les marques devront être vigilantes à leurs choix de partenaires.
En somme, le déplacement vers les créateurs dans les voyages de presse est une réalité stratégique, mais il ne s’agit pas d’un remplacement pur et simple des journalistes. C’est un repositionnement de l’écosystème médiatique-influence, et un nouveau terrain pour les marques. Il convient pour les acteurs de l’influence, de la stratégie de contenu et de la communication de bien comprendre les atouts, les limites, et de choisir le bon levier selon l’objectif.
Un article écrit par Benoît Dessaux
Date : 6 novembre 2025
