ENQUÊTE : COMMENT LES RÉSEAUX SOCIAUX ONT PRIS LE POUVOIR SUR LA TÉLÉVISION
LA FIN DE L’HÉGÉMONIE TÉLÉ : DU RENDEZ-VOUS À LA DEMANDE
Pendant des décennies, la télévision a été le centre du monde médiatique. Elle dictait les horaires, façonnait les habitudes et rassemblait les familles autour d’un même programme. Dans les années 2000, elle incarnait l’unité culturelle d’un pays. En 2014 encore, les Français passaient en moyenne 3 h 41 par jour devant la télévision, un chiffre qui paraissait indestructible.
Mais ce modèle s’essouffle. Si 98 % des Français regardent encore la télévision au moins une fois par mois, la durée d’écoute quotidienne baisse, les jeunes désertent et les usages se fragmentent. La télévision reste massive, mais elle n’est plus dominante. TF1, France 2 et M6 affichent des parts d’audience solides, entre 15 et 18 %, mais elles stagnent. L’écran roi conserve son prestige, pas sa suprématie.
Le modèle linéaire se heurte à la révolution du “à la demande”. Autrefois, le téléspectateur se calait sur la grille ; aujourd’hui, il choisit son contenu, son moment et son écran. Ce glissement est irréversible. La télévision demeure un média puissant, mais elle n’est plus le moteur culturel. Elle s’endort, doucement, alors que le numérique capte le temps, l’attention et la conversation.
L’ÈRE DU DIGITAL : INTERNET, STREAMING ET INFLUENCE
La révolution numérique n’a pas explosé ; elle a infusé. En 2024, 94 % des foyers français disposent d’un accès Internet, contre 82 % dix ans plus tôt. Chaque jour, 48,5 millions de Français se connectent, pour un temps moyen de 2 h 40. Et 80 % de ce temps s’effectue sur smartphone.
Internet n’est plus un canal, c’est le centre de gravité. Les 15-24 ans y passent plus de 4 h par jour, dont la moitié sur les réseaux sociaux. Les plus de 65 ans suivent le mouvement, avec une hausse de 82 % de leur temps en ligne en cinq ans. La frontière entre générations s’efface : tout le monde est connecté, tout le temps.
Les réseaux sociaux occupent désormais un rôle majeur. 63 % des Français les utilisent régulièrement, et 37 % déclarent avoir acheté un produit après l’avoir vu sur ces plateformes. Chez les 18-34 ans, 77 % ne peuvent plus s’en passer, contre 42 % pour la télévision. Ce chiffre dit tout.
Le streaming vient compléter cette domination. En juin 2024, selon Nielsen, 40 % du temps passé devant la télévision concernait déjà des plateformes de streaming : Netflix, Disney+, Max ou YouTube. Les services de vidéo à la demande sont devenus la “nouvelle télévision”. Le spectateur est devenu programmateur, critique et diffuseur de ses propres contenus. La grille a volé en éclats ; l’algorithme a pris le relais.
LE NOUVEL ÉQUILIBRE : TÉLÉVISION CONTRE RÉSEAUX SOCIAUX
Comparer télévision et réseaux, c’est comparer deux visions du monde. La télévision, d’un côté, garde sa puissance symbolique. Elle reste un média de masse, porteur de prestige, capable de fédérer lors d’événements nationaux : un match de football, une élection, une cérémonie. Son image demeure un gage de sérieux et de crédibilité.
Mais elle souffre d’un coût élevé et d’une rigidité structurelle. Sa temporalité est figée : elle parle à des spectateurs, pas à des utilisateurs.
Les réseaux sociaux, eux, reposent sur la flexibilité, le ciblage et la conversation. Là où la télévision diffuse, le digital interagit. Là où la télévision parle à tous, les plateformes parlent à chacun. Le message est incarné, contextualisé, vivant.
L’attention est devenue la ressource rare. La télévision capte encore des masses ponctuelles ; les réseaux captent des fragments d’attention, mais plus souvent et plus durablement. Un spot TV touche un public passif ; un reel, un short ou un TikTok déclenche une émotion, un partage, une réaction. Le rapport de force s’est inversé : l’audience n’est plus un “public”, c’est une communauté active.
Cette mutation s’observe aussi dans les budgets. En 2025, la publicité digitale dépasse la télévision pour la première fois en France. Les marques consacrent désormais plus de 60 % de leurs dépenses média au numérique – réseaux sociaux, streaming, influence – contre 25 % pour la télévision. Les investissements suivent l’attention : là où les gens regardent, les marques dépensent.
La mesure elle-même change de nature. La télévision se base encore sur les audiences Médiamétrie ; les plateformes digitales mesurent tout : impressions, taux d’engagement, clics, conversions. On ne parle plus de “parts d’audience”, mais de “taux d’attention”.
Et le storytelling se transforme. La télévision raconte une histoire ; les réseaux la vivent. Le créateur, l’ambassadeur, le client deviennent des acteurs du récit. Le message publicitaire devient contenu. Le succès d’une marque ne se mesure plus seulement à son exposition, mais à sa capacité à créer du lien.
LES CHIFFRES CLÉS DU NOUVEAU MARCHÉ MÉDIA
En 2024, le marché de la publicité digitale en France a atteint 10,97 milliards d’euros, en hausse de 14 % par rapport à 2023. Le Search représente 41 % du total (4,48 Md€), le Social 31 % (3,39 Md€) et le Display 19 % (2,12 Md€). Sur l’ensemble des médias, les recettes publicitaires nettes s’élèvent à 18,924 milliards d’euros, soit une progression de 7,7 %.
Le digital tire cette croissance : +9 % en 2024, contre +2 % seulement pour les médias traditionnels (télé, radio, presse, affichage, cinéma). Le périmètre de ces cinq médias atteint 7,36 milliards d’euros, preuve que la télévision ne s’effondre pas mais s’essouffle. Les budgets ne disparaissent pas ; ils migrent.
Pour les annonceurs, la bascule est rationnelle : plus de mesure, plus de ciblage, plus de souplesse. Le digital offre une traçabilité complète, là où la télévision reste dépendante d’un modèle d’estimation. Cette mutation est aussi culturelle : les marques veulent s’adresser aux consommateurs, pas aux audiences.
BRAND ZONE : CE QUE CETTE MUTATION CHANGE POUR LES MARQUES, LES CRÉATEURS ET LES MÉDIAS
La télévision linéaire n’a pas disparu. Elle garde une force symbolique, une puissance émotionnelle et un ancrage collectif. Mais elle ne règne plus seule. Elle devient un maillon parmi d’autres, un élément d’un écosystème média éclaté où le digital impose ses codes.
Pour les marques, le nouveau paradigme repose sur l’hybridation. La télévision doit s’articuler avec les réseaux : l’une crée la notoriété, l’autre construit l’engagement. Un spot TV sans activation digitale n’a plus de portée ; un contenu digital sans relais massif perd en crédibilité.
L’attention devient la nouvelle monnaie. Ce n’est plus le budget qui compte, mais la capacité à retenir le regard et à créer l’interaction. La data devient la clé de lecture : test, mesure, ajustement, optimisation. Les campagnes les plus efficaces seront celles capables de vivre sur plusieurs écrans.
Et pour les créateurs comme pour les médias, la mutation est tout aussi radicale. Le centre de gravité économique se déplace vers le digital : le marché publicitaire se recompose autour du contenu incarné et du temps d’attention. Monétiser ses formats, comprendre les mécaniques d’engagement et gérer sa propre marque deviennent des compétences stratégiques.
Un créateur est désormais un média. Un média doit penser comme un créateur. C’est la nouvelle équation de l’économie de l’attention.
Un article écrit par Benoît Dessaux, le 9 octobre 2025