L’INFLUENCE POLITIQUE À L’ÈRE DES RÉSEAUX : QUAND LA PAROLE PUBLIQUE DEVIENT UN CONTENU
Comment les réseaux ont transformé la parole publique française
Un président à l’Élysée qui s’amuse avec deux youtubeurs. Un jeune chef de parti qui croque une pomme face caméra. Un Premier ministre invité sur un podcast d’entrepreneurs. Une figure de gauche qui commente l’actualité sur Twitch. À première vue, ces scènes n’ont rien de politique. Pourtant, elles racontent la même histoire : celle d’une démocratie devenue plateforme. Depuis quelques années, les responsables français ne se contentent plus de faire de la politique ; ils produisent du contenu. Ils se filment, se mettent en scène, s’adressent directement à leurs “followers” plutôt qu’aux électeurs. Et dans ce nouveau théâtre, les urnes ne sont plus le seul terrain de conquête : il faut d’abord gagner le scroll.
DU PALAIS AUX PLATEFORMES : LE JOUR OÙ LE POUVOIR A CHANGÉ DE LANGAGE
Le basculement s’est joué dans un décor de marbre doré.
Nous sommes en 2021. La France vit encore au rythme du Covid et des restrictions. Emmanuel Macron, alors président, s’adresse à deux figures majeures de YouTube : McFly & Carlito. “Si votre vidéo sur les gestes barrières atteint 10 millions de vues, je vous invite à tourner à l’Élysée.”
Quelques semaines plus tard, pari tenu. Les youtubeurs filment le président en train de jouer à “Anecdote ou pas anecdote” dans le palais républicain. Le ton est léger, presque intime. La séquence, vue des millions de fois, déclenche un débat national : coup de com’ ou coup de génie ?
Ce jour-là, la présidence de la République entre dans la grammaire du numérique : storytelling, codes de proximité, viralité. Macron n’a pas inventé le concept, mais il l’a légitimé. Il a compris avant beaucoup que la communication politique ne se joue plus dans les JT, mais sur les écrans des moins de 30 ans. La vidéo de McFly & Carlito n’était pas un gadget : c’était un signal. La politique venait d’entrer dans la culture du contenu.
Trois ans plus tard, la même logique se poursuit. En 2024, Emmanuel Macron accepte une longue conversation filmée avec Le Crayon Group, média créé par une génération de jeunes journalistes-influenceurs. Le décor est sobre, les questions parfois impertinentes, le ton calme. Pas d’effet de manche, pas de mise en scène présidentielle. L’entretien dépasse le million de vues et s’installe dans les recommandations YouTube. Là encore, la démarche est claire : parler autrement, ailleurs, à d’autres. L’époque des grands monologues politiques est révolue. Place à la narration conversationnelle.
JORDAN BARDELLA : LE POLITIQUE COMME INFLUENCEUR
Si Macron a ouvert la voie, Jordan Bardella en a perfectionné la formule. À 29 ans, le président du Rassemblement National a compris qu’un TikTok bien monté valait parfois mieux qu’un débat télévisé. Ses vidéos s’enchaînent à un rythme soutenu : plans serrés, musique entraînante, gestes familiers, ton décontracté. Il parle d’Europe, d’immigration, d’école, mais surtout de lui, de son image, de son rapport au public. Une pomme croquée, un rire filmé, un regard caméra : tout est calculé pour sembler spontané.
Derrière cette esthétique “simple” se cache une machine bien huilée. Des équipes repensent chaque plan, testent les musiques, scrutent les algorithmes. Le résultat est spectaculaire : plus de deux millions d’abonnés sur TikTok, trente-cinq millions de “j’aime”, et une domination claire sur le terrain des jeunes. Lors des élections européennes de 2024, le RN triomphe : 31,5 % des voix. Impossible d’affirmer que TikTok a fait l’élection. Mais impossible aussi d’ignorer que la conquête culturelle avait commencé bien avant le vote.
Bardella n’a pas inventé la politique numérique ; il l’a normalisée. Il n’y a plus de fracture entre l’élu et le créateur : il est les deux à la fois. Sa campagne, c’est son feed. Son storytelling, c’est son quotidien. Il ne cherche pas à convaincre par des arguments ; il construit une affinité. Dans un monde saturé d’images, la proximité devient une arme politique. Et la politique, un produit d’appel.
MÉLENCHON, ATTAL, FAURE : LA PAROLE COMME EXPÉRIENCE
À l’opposé de ce marketing millimétré, Jean-Luc Mélenchon a choisi le direct, le long, le verbe haut.
Dès 2016, il diffuse ses meetings en 360°, organise des lives sur YouTube, anime des discussions sur Twitch. Il veut parler au peuple sans filtre, comme un prof en visio. Sur sa chaîne, on retrouve le ton du tribun et l’ambition du pédagogue. Les médias classiques n’ont plus le monopole de la parole ; la gauche numérique a ses propres canaux, ses propres relais, ses propres narratifs.
Mais Mélenchon n’est pas seul. Gabriel Attal, lui, incarne une autre approche : celle de la modernité institutionnelle. Son usage des réseaux est plus feutré, plus contrôlé. Sur Instagram ou YouTube, il s’adresse à une génération qui ne regarde plus les conférences de presse, mais attend un ton, une sincérité, une accessibilité.
Quand il participe à un podcast du Crayon ou de Matthieu Stéfani (Génération Do It Yourself), il choisit un format lent, conversationnel, presque intime. On y parle de parcours, de méthode, d’émotions. Le Premier ministre y devient un personnage. Et dans une époque où la méfiance envers les élites est immense, humaniser devient une stratégie.
À gauche du spectre, Olivier Faure tente lui aussi de trouver la juste distance. Son usage de X (ex-Twitter) reste traditionnel, sa parole institutionnelle. Le PS communique, mais ne performe pas. Ses messages s’adressent encore aux rédactions plus qu’aux citoyens. Quant aux Républicains, leur combat numérique reste celui du rattrapage. Peu présents sur les plateformes jeunes, ils peinent à transformer leur légitimité historique en visibilité digitale. Dans un monde d’images, l’absence d’image devient une faiblesse.
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LES RÉSEAUX COMME ESPACE D’ÉLECTION PERMANENTE
En France, 50 millions d’utilisateurs sont actifs sur les réseaux. Chez les 18-30 ans, près d’un sur deux s’informe désormais via TikTok, Instagram ou YouTube. Le feed est devenu un champ de bataille électoral. Chaque séquence, chaque prise de parole, chaque image est pensée pour être clippée, partagée, réutilisée.
Mais cet espace de communication permanente déforme la temporalité politique. L’urgence de réagir remplace la nécessité d’expliquer. La politique devient un commentaire continu de l’actualité. La parole ne tranche plus ; elle répond. Le temps long, celui de la décision, s’efface derrière celui du buzz.
Cette mutation a un coût : la perte de profondeur.
C’est ce que souligne Emma Gateau, experte en influence politique, ancienne communicante passée par le conseil et l’institutionnel. Son regard tranche :
“Pour moi, la parole politique a perdu sa rareté, donc sa valeur. Dans une époque saturée de discours, elle s’est banalisée. Elle s’exprime trop, partout, tout le temps ; au point de ne plus rien dire. Or, une parole d’État doit peser. Elle ne se mesure pas en vues, mais en portée.”
Selon elle, la logique des réseaux inverse le sens de la communication :
“La politique d’aujourd’hui ne cherche plus à convaincre, elle cherche à plaire. Ce n’est pas aux politiques de courir après les tendances, c’est à eux de donner un cap. En cherchant la proximité à tout prix, ils perdent la verticalité, l’autorité symbolique qui fait leur légitimité.”
Pour Emma, l’enjeu est presque philosophique : quand tout devient message, plus rien n’est signifiant.
“Autrefois, la parole politique était un acte, pas un flux. De Gaulle, Pompidou, Mitterrand parlaient peu, mais chaque mot comptait. Aujourd’hui, les responsables postent plus qu’ils ne gouvernent, répondent plus qu’ils ne décident. Trop d’opinions, pas assez de convictions. Trop de posture, pas assez de hauteur.
Dans un monde où l’expression est continue, le silence redevient un luxe. “La vraie modernité, conclut-elle, n’est pas d’être partout, mais de choisir quand parler — et surtout pourquoi.”
UNE DÉMOCRATIE À L’ALGORITHME
Les propos d’Emma Gateau résonnent avec un constat partagé par les chercheurs : les plateformes amplifient les émotions au détriment des arguments. Les algorithmes favorisent les réactions fortes, colère, indignation, euphorie, pas la complexité.
La conséquence ? Une polarisation accrue. Les discours modérés peinent à émerger. Les communautés politiques s’enferment dans des bulles d’opinions homogènes, renforcées par la logique du “pour toi” de TikTok. La République du débat devient une République de la réaction.
Là où De Gaulle ou Mitterrand s’adressaient à la Nation entière, les dirigeants actuels s’adressent à leurs audiences. Chacun occupe sa niche : le jeune RN sur TikTok, le militant LFI sur YouTube, le cadre macroniste sur LinkedIn.
Le politique ne parle plus au peuple, il parle à ses segments.
QUAND LE POLITIQUE DEVIENT MARQUE
Cette transformation s’accompagne d’un phénomène inédit : la personnalisation extrême. Les élus deviennent des “personal brands”. Leur visage est leur logo, leur parole leur produit. Leurs équipes travaillent comme des agences de communication : stratégies de diffusion, mesure de performance, storytelling calibré.
Les meetings ont laissé place aux contenus courts ; les campagnes aux calendriers éditoriaux.
Ce glissement vers la logique de marque séduit par son efficacité immédiate, mais il interroge la substance du politique. Les plateformes imposent leurs règles : la fréquence, la visibilité, la connivence. Le risque ? Que la politique se confonde avec la communication. Comme le résume Gateau : “La communication est utile quand elle éclaire ; elle devient nocive quand elle remplace la pensée.”
REGARD BRAND ZONE
Ce que cette révolution numérique raconte, c’est moins une évolution de la communication qu’une mutation du pouvoir.
L’attention est devenue la nouvelle monnaie politique.
Celui qui sait capter le regard impose son agenda. Celui qui comprend les algorithmes contrôle le récit.
Le président qui s’associe à des youtubeurs, le candidat qui maîtrise les codes de TikTok, le ministre qui se prête au jeu du podcast : tous appliquent la même logique d’influence que les marques.
Mais la question n’est plus “faut-il être sur les réseaux ?”. Elle est “que devient la démocratie quand tout devient contenu ?”.
Car à force de raconter, on oublie parfois d’expliquer.
À force de chercher la proximité, on perd la distance.
Et à force d’occuper le flux, on risque d’y être englouti.
Les plateformes ont redessiné les règles du jeu. Elles offrent une opportunité immense : celle de réconcilier une génération avec la politique. Mais elles imposent aussi une vigilance nouvelle : l’authenticité performée n’est pas toujours la sincérité réelle, et la viralité n’est pas la vérité.
La politique française n’a pas seulement changé de ton ; elle a changé de nature. Elle n’est plus une parole adressée, c’est une attention conquise.
Dans ce monde d’images, d’émotions et d’algorithmes, les élections ne se gagnent pas encore sur les réseaux… mais c’est désormais là que tout commence.
Un article écrit par Benoît Dessaux, le 24 octobre 2025
