COMMENT UN CRÉATEUR A DÉTOURNÉ LA FASHION WEEK MIEUX QUE LES MARQUES

Il y a eu un avant et un après Paris Fashion Week. À La Caserne, un incubateur mode du 10e arrondissement, des foules de fans se sont rassemblées pour regarder les défilés sur un écran géant en forme d’ordinateur portable, comme dans un salon partagé mais avec l’énergie d’un concert. La meilleure place de la ville n’était plus au Grand Palais ni au Trocadéro, elle était sur ce parvis ouvert, gratuit, communautaire. L’initiative ne vient ni d’une maison de luxe, ni d’un média installé, mais d’un créateur de contenu, Elias Medini, alias Lyas. En quelques semaines, il a converti une idée née d’un refus en un format culturel. À Paris, son dispositif La Watch Party a tourné à guichets fermés, jusqu’à réunir environ deux mille personnes sur la soirée Chanel selon Business of Fashion, avec des centaines de personnes encore à l’extérieur, sécurité à l’appui. La Caserne peut accueillir autour de mille à mille deux cents personnes, ce qui explique des scènes de file d’attente dignes d’un stade. Le calendrier s’étirait sur huit jours, du 29 septembre au 6 octobre, avec jusqu’à trois diffusions par jour. L’opération était soutenue par des partenaires officiels, du British Fashion Council à MAC Cosmetics, et s’inscrivait dans une tournée amorcée à Londres et à Milan. Tout cela n’a rien d’anecdotique, c’est un tournant de la culture mode et de l’économie des créateurs. 

DE L’ANECTODE AU FORMAT CULTUREL

Le récit d’origine compte. En juin, recalé à l’entrée d’un défilé Dior, Lyas se réfugie dans un bar voisin, branche un écran, lance une story, et près de trois cents personnes débarquent pour suivre le show ensemble. La vidéo devient virale et transforme l’essai en concept. Trois mois plus tard, le créateur installe une véritable scène à La Caserne, avec un écran géant en forme de laptop et une programmation quotidienne dans l’ambiance des fan zones. Au fil de la semaine parisienne, la jauge explose, jusqu’à la soirée Chanel où la foule déborde du lieu. La narration est puissante, elle renverse le signe distinctif de la haute couture, l’accès, pour en faire une communauté. Le propos de Lyas n’est pas de pirater la mode, mais d’en ouvrir la porte, au vu et au su des maisons. Cette bascule du mythe de la front row vers l’expérience partagée aligne parfaitement le storytelling personnel du créateur et l’attente d’une génération qui veut vivre la mode, pas seulement la regarder. 

UNE STRATÉGIE CLAIRE, UN DISPOSITIF HYBRIDE

La stratégie tient en trois axes. Premièrement, la transformation d’un live stream isolé en rite social. Ce qui se consommait seul sur un smartphone devient un spectacle collectif, avec des codes de supporter, des réactions en direct, des moments d’unisson quand apparaissent une star ou une silhouette attendue. L’AFP a capté ce changement de grammaire en parlant d’un “sports bar” de la mode, une métaphore juste qui dit l’ambiance autant que la démocratisation. Deuxièmement, l’industrialisation du format. Après la preuve par le bar, Lyas a structuré une tournée européenne, a sécurisé un lieu fixe à Paris, a cadencé une grille de programmation, et a enrôlé partenaires et prestataires. Les partenaires cités par la presse mode incluent le British Fashion Council, MAC Cosmetics, mais aussi des soutiens PR comme Lucien Pages, confirmant que la Watch Party n’était plus une initiative pirate, plutôt une activation reconnue par l’écosystème. Troisièmement, l’iconisation visuelle. L’écran laptop, les plans foule, l’esthétique brut et joyeuse, tout est “social by design”, pensé pour circuler en Reels, TikTok, stories et posts médias. Ce design d’expérience génère du earned media massif, couvre Paris, et s’exporte à Londres et Milan, où des centaines à plus d’un millier de personnes se sont aussi réunies. 

Dans le détail, le dispositif parisien a tourné jusqu’à trois sessions par jour à La Caserne, sur huit jours, pour une audience cumulée annoncée autour de mille personnes par jour dans les documents et articles en amont. La soirée Chanel a constitué un pic, estimée par BoF à environ deux mille personnes à l’intérieur, avec des files verrouillées à l’extérieur. Ce delta entre la capacité du site et l’affluence ce soir-là est précisément ce qui a créé l’effet de talk of the town pendant la Fashion Week. 

POSITIONNEMENT ET STORYTELLING, DU FRONT ROW AU COMMON ROW

Le positionnement de Lyas est celui d’un critique populaire, à la fois connaisseur et accessible, qui refuse la sacralisation du badge. La promesse n’est pas de remplacer le défilé, mais d’offrir une autre façon de l’habiter. La Watch Party propose un “entre deux” inédit, entre club, salon et front row, qui épouse les codes d’une génération de fans éduqués par le sport, le gaming, la K-culture et les fandoms. C’est une expérience à la croisée de Twitch et d’un club new-yorkais, avec une liturgie de signes et de cris, mais au service de la mode. Le symbole est puissant car il renverse la hiérarchie du regard. La maison ne parle plus depuis l’estrade, elle est regardée et commentée par une foule complice, sur place et en ligne. Pour les marques, s’associer à la Watch Party signifie capter un public qualifié et passionné, en temps réel, avec un contexte émotionnel rarement atteint par un simple live. C’est aussi la possibilité de repositionner la marque en acteur de l’ouverture sans sacrifier l’aura, la rareté étant re-mise en scène par la densité de la foule et le rituel de l’accès. 

Le storytelling est maîtrisé. L’anecdote initiale du refus chez Dior est devenue un mythe fondateur. La montée en puissance à Londres et Milan a installé une tension dramatique. Le climax parisien, avec la soirée Chanel, a cristallisé la thèse du projet. Ce récit en trois actes est calibré pour les médias culturels et les pages mode, qui y lisent un signe de l’époque, et pour les plateformes qui favorisent les formats communautaires. On notera que l’éditorial a été renforcé par des relais presse sérieux, de Business of Fashion à la presse d’agence. 

MÉCANIQUES MARKETING, CHIFFRES ET EFFICACITÉ

Côté marketing, trois mécaniques clés expliquent la performance. D’abord, la boucle contenu, lieu, communauté. Un créateur avec une audience significative construit un rendez-vous physique gratuit, puis transforme la matière vive de l’événement en contenu à fort taux de partage, qui renvoie du trafic vers les sessions suivantes. Ensuite, la logique de partenariats. Officiels à Londres, Milan, Paris, avec notamment le British Fashion Council et MAC Cosmetics, et un appui PR reconnu, ces partenariats crédibilisent le format, réduisent son coût marginal, et ouvrent un accès aux maisons qui, initialement, pouvaient regarder l’objet avec distance. Enfin, la scénographie virale. L’écran laptop, les plans foule serrés, la ferveur au moment des apparitions de célébrités, tout est pensé pour produire des “moments” qui percent l’algorithme.

Sur les chiffres, plusieurs repères sont documentés. Le premier bar parisien a rassemblé près de trois cents personnes selon BoF. La Caserne a accueilli des sessions quotidiennes avec une capacité annoncée autour de mille personnes et des pics à environ deux mille présents sur la soirée Chanel selon BoF. Des publications professionnelles évoquent un total de projections jusqu’à trois par jour sur huit jours. Des médias ont rapporté des files d’attente constantes et des accès saturés, décrivant “un sports bar de la mode”, signe que l’on touche un public engagé qui se déplace et reste. Côté retombées, des compteurs sociaux tiers ont circulé avec des chiffres d’impressions très élevés autour de l’opération, mais ils varient selon les sources. La tendance, en revanche, est nette, le format a produit un earned media organique massif et a dominé les discussions de la semaine. 

CE QUE ÇA DIT DU MARCHÉ, ET OÙ ÇA VA

La Watch Party acte la mutation de la Fashion Week en festival. Depuis vingt ans, la mode s’ouvre par à-coups, d’abord via la presse web, puis via les live streams, puis via les créateurs qui commentent en direct. Ici, l’accès s’incarne dans un lieu commun, et la valeur se déplace de l’invitation vers l’expérience. Plusieurs indices confirment que l’industrie suit. Le fait que des organismes comme le British Fashion Council s’associent au format est un marqueur. Le recours à des partenaires beauté comme MAC montre que des catégories affinitaires comprennent le potentiel d’échantillonnage émotionnel d’une foule captive. Pour les maisons, l’intérêt n’est pas de remplacer le défilé, mais d’ajouter un étage de distribution culturelle. Demain, on peut imaginer des “co-watch” officiels multi-villes, des mécaniques de drops réservés aux publics présents, des activations retail en clair autour des grands shows.

Au-delà de Paris, le format a déjà voyagé. Londres et Milan ont connu leurs propres épisodes, parfois dans des pubs ou des lieux alternatifs, ce qui ancre la Watch Party dans une logique de tournée. La standardisation d’un kit de production, la sécurisation de lieux, la recherche de partenaires locaux, tout cela compose les briques d’une IP internationale. La scalabilité repose sur la simplicité du cœur de produit, un flux live public, et sur l’intensité de l’expérience, fournie par la communauté. 

LE REGARD BRAND ZONE

La Watch Party révèle trois enseignements stratégiques. Premièrement, la valeur du live communautaire dans l’ère post-algorithme. Les plateformes distribuent de moins en moins gratuitement, mais une foule qui vit un moment ensemble crée une densité d’images et de récits que l’algorithme ne peut ignorer. Deuxièmement, l’avantage compétitif des créateurs capables d’articuler contenu et événement. Un créateur qui transforme son audience en communauté physique change d’échelle, parce qu’il fabrique une rareté culturelle et des preuves sociales tangibles. Troisièmement, l’opportunité pour les marques de s’adosser à ces formats sans les étouffer. Il faut accepter leur esthétique brute, leur imprévu, parce que c’est précisément ce qui génère de la conversation.

Que retenir, concrètement. Pour un directeur de marque, La Watch Party est un laboratoire, pas un conflit de canaux. On peut imaginer des pré-shows pédagogiques, des prises de parole de directeurs artistiques en duplex, des offres limitées géolocalisées, des mesures d’impact combinant affluence IRL et vues sociales. Pour un créateur, c’est une feuille de route. Partir d’un insight vrai, prouver en petit, industrialiser sans perdre l’âme, et sceller des partenariats qui amplifient sans dénaturer. Pour le marché, c’est un signe fort. La front row n’a pas disparu, elle a trouvé son double populaire. La puissance culturelle naît désormais à la jonction des écrans et des foules.

En définitive, l’activation signée Lyas a imposé une nouvelle grammaire. Elle a déplacé le centre de gravité de la Fashion Week, l’a rendue partageable sans l’appauvrir, et a offert aux marques une scène d’adhésion, pas seulement d’exposition. La prochaine bataille ne se jouera pas sur la taille de l’écran, mais sur la qualité du moment vécu ensemble. C’est cela, la nouvelle aura.

Un article écrit par Benoît Dessaux, 23 octobre 2025

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